Les Clavecinistes sous Louis XIII
Ce phénomène sera déterminant pour l'École Française du clavecin, car sa particularité vient précisément de la forte influence qu'elle reçoit du luth. Le répertoire de cet instrument peut donc nous servir de modèle pour imaginer ce que fut la genèse du répertoire de clavecin.
A cette époque la musique est rarement destinée à un instrument particulier. Les pièces de clavecin publiées par Attaingnant au siècle précédant ne sont que des adaptations de musiques à danser, elles témoignent de cette habitude de jouer sur l'instrument qu'on veut, et entre autres sur le clavecin.
S'il y a eu beaucoup de publications réservées au luth et quasiment aucune pour le clavecin, c'est surtout parce que les luthistes lisaient plus communément des tablatures que des notes écrites sur des portées : à ceux-là, il fallait fournir des partitions spéciales.
Tablature de luth : les lignes représentent les cordes de l'instrument
Le répertoire de luth se divise en deux grandes familles : les pièces directement pensées pour l'instrument d'une part, les transcriptions d'autre part. Ces deux familles se retrouveront clairement dans le répertoire des clavecinistes de la seconde moitié du siècle.
Exemples de pièces pour ensemble instrumental, transcrites pour le luth
Certaines pièces pour ensemble instrumental, présentes dans le fonds Philidor (Bibliothèque Nationale) ont été transcrites pour le luth et publiées par Ballard.
Seules les parties de dessus et de basse ont été consignées dans le fonds Philidor, comme très souvent. Ces deux parties sont en effet la "matière première" offerte aux interprètes, qui complèteront en fonction de leur effectif instrumental.
En toute logique, la version pour luth est nettement basée sur ces deux parties :
- La partie de dessus est bien respectée même si elle est enrichie de quelques ornementations. Elle est octaviée pour se rapprocher du grave.
- En revanche, seules les notes principales de la partie de basse sont retenues. Le transcripteur n'hésite pas à modifier le cheminement mélodique d'une note à l'autre et certaines peuvent ainsi être déplacées d'une octave.
- Le remplissage privilégie l'aspect rythmique (accords sur les temps forts)
- La tonalité est modifiée, pour s'adapter à l'ambitus du luth
Les reprises sont traitées avec des diminutions mais cela n'est pas propre aux luthistes (tout musicien sait généralement les improviser).
Cette manière de procéder est identique à celle qu'on observe dans les transcriptions pour clavecin de la fin du siècle : on ne retient que les deux parties extrêmes et on les complète par un remplissage purement "clavecinistique" où, comme le dira Michel de Saint-Lambert, le nombre de voix peut aisément varier (Les Principes du Clavecin, Paris, 1702) :
J'ai donc agi de même pour transcrire quelques pièces tirées du fonds Philidor. Au clavecin toutefois, le remplissage peut plus facilement participer au contrepoint et Mersenne (op. cit.) ne manque pas de le souligner :
Pièces de luth transcrites pour clavecin
Les exemples anciens dont nous disposons sont malheureusement très tardifs :
- Perrine, en 1680, publie des pièces à jouer sur le luth aussi bien que sur le clavecin, mais la version pour clavier se contente de remplacer la tablature par des notes écrites sur des portées. Cette musique rendue facilement lisible pour les clavecinistes n'offre pas, en somme, l'exemple d'une transcription à proprement parler.
- Avec d'Anglebert, c'est l'extrême inverse : il retravaille l'œuvre, la complète, l'ornemente jusqu'à ce qu'elle sonne comme une des siennes. Sa démarche est celle d'un compositeur, non pas celle d'un interprète.
- Une courante de Hardel (né entre 1643 et 1650, mort en 1678) montre mieux comment on peut passer du luth (Ms Saizenay, 1699) au clavecin (Ms Bauyn). Les deux versions sont présentées par Denis Herlin dans son édition des pièces de Hardel (l'Oiseau-Lyre, Monaco).
- On trouve d'autres exemples dans le manuscrit d'Ottobeuren (vers 1695) en particulier de transcriptions d'après Ennemond Gautier (Benediktiner-Abtei, Bibliothek und Musok-Archiv, MS MO 1037).
Perrine mis à part, ces transcriptions sont toutes fondées sur la même "technique" :
- la partie de dessus est remontée d'une octave mais pas la basse (sauf nécessité)
- le transcripteur s'emploie à combler le "vide" ainsi créé entre les parties extrêmes, en ajoutant des accords ou des contreparties.
Lorsqu'on joue telles quelles des pièces de luth sur le clavecin, on constate en effet que notre instrument appelle un remplissage un peu plus fourni et surtout plus lisible sur le plan de la conduite des voix. Cela n'entraîne pas de gros changement et nous amène à un langage tout à fait comparable à celui de Chambonnières.
Mersenne (op. cit.) donne l'exemple d'une transcription pour clavecin par Monsieur de la Barre, à partir d'une chanson composée par Louis XIII, Tu crois, ô Beau Soleil. Il nous livre ainsi, en 1636, la première pièce française pour clavecin publiée au XVIIè siècle !
Il s'agit de Pierre [III] Chabanceau de la Barre (1592-1656).
On est tenté de lui attribuer les pièces pour clavecin de "de la Barre" (sans prénom) contenues dans différents manuscrits étrangers (le "de la Barre" des manuscrits Français Bauyn et Parville, quant à lui, appartient sans équivoque à une génération plus tardive).
Il faut néanmoins souligner que sa version de la chanson de Louis XIII est nettement plus remplie, plus polyphonique que les diverses pièces manuscrites de "de la Barre" qui nous sont parvenues : Pierre [III] semble plus proche de l'orgue que du luth (cela m'a amené, dans mon CD, à ne retenir de cette pièce que le dessus et la basse, ce dont Louis XIII est l'auteur en somme, pour réaliser ma propre adaptation). Les autres pièces seraient elles plutôt dues à un ou plusieurs de ses frères (Claude, Pierre [II], Germain), voire à ses fils Charles-Henri, Joseph ou Pierre [IV] ? Il est impossible d'en juger à l'aune du seul exemple qu'on peut lui attribuer avec certitude.
En tout cas, le nom de "de la Barre" compte dans le répertoire de la première moitié du 17è siècle, à tel point qu'il convient de se demander si nous devons toujours considérer Chambonnières comme le fondateur de l'école française du clavecin... (les partitions sont réunies dans Harpsichord Music associated with the name La Barre , par B. Gustafson et R.P. Wolf, The Broude Trust, New York)
Quand nous disposons de différentes sources pour une même pièce, il arrive qu'on se demande si nous ne sommes pas en face de deux transcriptions différentes, par deux clavecinistes indépendants l'un de l'autre, d'une pièce de de la Barre qui à l'origine ne serait pas destinée au clavecin.
A coté de simples erreurs ou négligences de copie, on observe en effet des différences voulues et musicalement fondées. Là, le parallèle s'impose avec ce que nous avons remarqué plus haut concernant les transcriptions pour luth à partir de pièces pour ensemble instrumental :
- la partie de dessus reste semblable dans les deux versions (sauf quelques effets ornementaux)
- la partie de basse et abordée avec une certaine liberté
- le remplissage est travaillé de manière différente
- dans certains cas la tonalité n'est pas la même.
C'est là un des aspects passionnants de ce répertoire. Même s'il ne transcrit pas, le claveciniste de cette époque ne se contente pas de recopier servilement. Il "met la main à la pâte" comme il en a l'habitude en tant que continuiste, lorsqu'il réalise une basse-chiffrée. Mersenne ne donne en entier que l'exposition du thème de Louis XIII Tu crois ô beau soleil. Pour les variations qui suivent nous n'avons que la première mesure, Mersenne ne semble pas douter que cela suffira aux clavecinistes.
Pour nous, voilà pleinement légitimée l'idée de se constituer un répertoire français d'époque Louis XIII, par le biais de la transcription... Du reste, nous ne pouvons guère suivre à la lettre les manuscrits pour clavecin car on y rencontre souvent des erreurs manifestes : d'une manière ou d'une autre, nous sommes amenés nous aussi à intervenir sur le texte musical.
Chambonnières
Né en 1601 ou 1602, Jacques Champion de Chambonnières jouissait vers 1630 d'une solide réputation, comme interprète et comme compositeur. Il est bien difficile cependant, de déterminer ce qui dans son œuvre pourrait dater de cette période car les sources dont nous disposons sont désespérément tardives.
Une Courante en ré mineur de "M. Sambonnier" figure dans le Manuscrit 1236 de la Library of Christ Church d'Oxford, probablement la source la plus ancienne qui nous soit parvenue. Il s'agit bien de Chambonnières car on la retrouve dans le Manuscrit Bauyn (page 18 V°) sous une forme plus aboutie. Les deux versions sont comparées ici :
Chambonnières : deux versions de la même Courante
Quand on manque d'appuis solides sur le plan historique, il nous reste la possibilité de sélectionner des pièces dont l'écriture, quelle que soit la date de composition, porte au moins la particularité de se référer au style du début du 17è siècle.
Cela ne prouve certes rien car des musiciens plus tardifs peuvent parfaitement choisir occasionellement les mêmes effets. Cette proposition n'est en somme qu'une "voie de secours" avant de tomber dans des choix purement empiriques. Deux autres pièces peuvent ainsi être retenues pour leurs "archaïsmes":
une Allemande en Do Majeur (ms Bauyn, page 3 R°) dont la cadence est traitée avec le motif syncopé tierce-quarte-tierce.
une Courante en Do Majeur (ms Bauyn, page 4 V°) dont chaque partie se termine à la tonique et qui n'est pas sans rappeler la Springtanz n° 6 de Praetorius
Enfin une autre Courante en Do Majeur (ms Bauyn, page 4 R°) semble avoir été pensée pour le clavier à octave courte faisant sonner le ré grave sur la touche fa dièse.
Sans un clavier à "octave courte" la main gauche serait sollicitée pour un intervalle de dixième (jusque là, pas de problème pour un Chambonnières) mais de dixième majeure (c'est là que ça commence à faire beaucoup...)
Quoi qu'il en soit, s'il paraît délicat de classer les pièces de Chambonnières dans différentes périodes c'est que ce musicien reste toujours fidèle au style par lequel il s'est fait remarquer sous Louis le Juste. Il représente en somme le style "Louis XIII" du clavecin même quand il écrit au delà de 1643. Ce qu'il y aurait de "Louis Quatorzien" chez lui, ce serait seulement l'idée d'imprimer sa musique (ce qu'il fait en 1670) c'est à dire de fournir aux clavecinistes une partition qu'il n'est plus nécessaire de retoucher.
Revenons à cette courante dont nous avons deux sources (lien ci-dessus) car la confrontation nous révèle la manière dont le compositeur procède pour écrire sa musique.
La différence réside surtout dans le remplissage entre les parties extrêmes. Cela signifie que Chambonnières a commencé par écrire le dessus et la basse, de façon relativement "définitive", puis qu'il s'est occupé du remplissage, dans un second temps. Le résultat de cette seconde phase de travail reste maléable, perfectible. Si bien qu'entre une pièce pensée pour le clavecin et une transcription, la différence est infime !
Je gage qu'une certaine liberté de principe était accordée à l'interprète pour la phase de remplissage. Ce n'est qu'une manière un peu particulière de réaliser une basse continue. Tel clavecin à deux jeux appelle des accords pleins, telle délicate épinette nous oriente vers des choix plutôt minimalistes...
Toute la musique de l'époque Louis XIII nous est offerte en réalité. Attendre une partition spécifique et totalement aboutie serait un réflexe anachronique.
Le concept d'une partition "aménageable" sera même encore attesté après Louis XIV : en 1722 François Couperin tient à ce qu'on respecte à la lettre la partition de ses pièces de clavecin (préface du 3è livre) mais propose par ailleurs d'adapter au clavecin seul ses Concerts pour plusieurs instruments. En 1735-36 sont publiées des symphonies tirées des Indes Galantes de Rameau, "ordonnées en pièces de clavecin" mais dont plusieurs nécessitent une adaptation supplémentaire (qu'en général on réalise à deux clavecins)...
Conclusion
Dans le répertoire français du clavecin, on a parlé de "chaînon manquant" entre la publication d'Attaingnant au 16è siècle et l'oeuvre de Chambonnières. Mais s'il ne faut pas attendre des compositeurs de cette époque une partition toute achevée, destinée à un ou des instrument(s) déterminé(s), et si le répertoire du luth se reflète dans celui du clavecin, alors on peut affirmer qu'il n'y a aucune rupture.
Du point de vue musicologique cette période reste floue. De quand datent exactement les manuscrits ? De quel De La Barre parle-t-on ? Quelles sont les plus anciennes pièces de Chambonnières ? Est-il vraiment le fondateur d'un style ? Autant de questions qui restent sans réponse, sans compter toutes celles qui se posent au claveciniste pour savoir quelle note jouer lorsque le manuscrit indique manifestement une erreur !
Est-ce une raison pour ne pas faire vivre cette musique ? A-t'il jamais été interdit de la "bricoler" si nécessaire ? Nous sommes tombés dans une telle vénération des sources anciennes que n'osant y toucher, nous nous éloignons fort du comportement des musiciens du 17è siècle. Pour eux la musique écrite n'était jamais figée dans un bloc de glace.
Lorsque Mersenne vante Pierre (III) de la Barre "dont le beau toucher peut servir d'exemple et de règle à ceux qui désirent acquérir la perfection de cet instrument" il évoque essentiellement son art de faire sonner le clavecin... dans une pièce qui à l'origine n'est pas écrite pour cet instrument !
De la même manière qu'on dit "belle danse" pour désigner la danse noble, le "beau toucher" ne désigne donc pas (ou pas seulement) la délicatesse des doigts sur le clavier, mais plutôt un style musical distingué que le claveciniste doit maîtriser pour "emprunter" du répertoire à d'autres instruments. Mersenne laisse entendre que c'est sa principale occupation...